dimanche 4 décembre 2011

C'était le jour béni de ton premier baiser


J'ai emprunté deux livres à la médiathèque de l'institut français : Enfances tunisiennes et Vingt ans pour plus tard. Tous les deux publiés aux éditions Elyzad (cette maison d'édition est active en Tunisie depuis 2005). Je vous parlerai surtout du premier de ces deux ouvrages car c'est lui que j'ai actuellement entre les mains. Il s'agit d'un recueil de nouvelles publié pour la première fois en décembre 2010. Les textes sont rédigés par la vingtaine d'auteurs dont les noms suivent :
Rabâa Abdelkéfi, Ali Bécheur, Hélé Béji, Tahar Bekri, Emna Belhaj Yahia, Sophie Bessis, Azza Filali, Aymen Hacen, Hubert Haddad, Abdelaziz Kacem, Mounira Khemir, Nacer Khemir, Ida Kummer, Amel Moussa, Amina Saïd, Jean-Pierre Santini, Guy Sitbon, Walid Soliman, Lucette Valensi.
Ces écrivains nous "livrent un épisode, un fragment, une atmosphère d’enfance. Des années 40 aux années 90, ils nous convient à un voyage dans le temps… Tunisie plurielle où se côtoyaient des communautés en même temps différentes et semblables. Tunisie coloniale dans laquelle les autochtones découvraient une langue et des mondes étrangers, et tentaient d'étonnantes synthèses entre l'univers familial et celui de l'école. Tunisie des garçons et des filles, de la capitale et des villes de province. Tunisie plus jeune d'après l'indépendance, porteuse d'expériences nouvelles.
Écrire, pour retrouver le paysage de l'enfance. Ce sont toutes ces histoires qui font le portrait d'un pays, de ses cultures, de ses révolutions."
Je vous donne en lecture ces passages extraits de la nouvelle de Tahar Bekir intitulée "Trois villes pour un volcan sous la mer" :
"(...) Elle arrive de Kairouan, avec sa mère. Ange parmi les anges. Elle a mon âge ou un an ou deux ans de plus. En la revoyant, mon petit cœur bat comme un oiseau dans une cage. J'ai des ailes de huit ans et des sensations aussi légères qu'une plume dans le vent. C'est l'été et elles sont invitées à passer quelques jours de vacances chez nous, au bord de la mer, où nous habitons. La chaleur à Kairouan, à cette saison, est insoutenable et l'appel de la mer est irrésistible. Mon père, si sévère d'habitude pour tout ce qui concerne nos fréquentations, avait toléré la visite cette fois-ci et s'en était même réjoui. Nos voisins à Kairouan étaient devenus de vrais amis. Et venir nous voir à Sousse afin de profiter de la fraîcheur de l'air marin et des plages de Boujaâfar est une bénédiction qui ne se refuse pas.
Pour mes parents, avoir des amis de Kairouan était une bonne chose, la ville est pieuse et un haut lieu de l'islam, avec sa mosquée de Sidi Sahbi, compagnon du prophète. Construite en pleine steppe, n'a-t-elle pas été conquise à la gloire d'Allah, grâce au grand Oqba Ibn nafaâ ? La maison de nos ancêtres, originaires de Gabès, se trouve près du vénérable mausolée de Sidi Boulbaba, autre célèbre compagnon du prophète et son propre barbier. Sousse, par contre, est suspecte avec ses bars et ses cafés débonnaires, ses dancings, ses hôtels et ses touristes presque nus. N'empêche, une journée de brise marine à Sousse vaut tous les lieux saints! Ce bleu infini qui s'étend devant moi, dans la mouvance discontinue, accapare mon regard de rêveur, jusqu'à ne pas me rendre compte de la menace de l'insolation proche.
(...) Elle dit: On fait une compétition, on va voir qui va gagner, tu viens courir ? Moi, silencieux et intimidé par cette petite diablesse au corps de colombe. Quelque chose, je ne sais quoi, faisait s'envoler mon cœur, mon corps comme remué dans le sel des vagues. Je saurai plus tard que la beauté des Kairouanaises est légendaire. Oui, d'accord, on court, dis-je, en essayant de vaincre ma timidité. Pas question de me faire battre par une fille. Au fond, que cherche-t-elle ? A me provoquer ? Qu'obtient le gagnant, lui lancé-je ? Tu verras, dit-elle, avec un sourire malicieux. Nous voilà en train de courir aussi loin que possible, essoufflés et joyeux. A l'arrivée au point fixé, je la devance à peine. Elle s'arrête et me dit tu as gagné puis elle s'approche de moi et comme par surprise, elle me donne un long baiser sur la joue, c'est pour ta jolie fossette, ajoute-t-elle.
Oh délicieux baptême du feu ! Jamais baiser ne fut si doux. Sa braise aussi brûlante qu'un volcan sous la mer. Longtemps, je touchai ma joue incendiée par les feux de l'ange et la priai de garder le secret ardent."