mercredi 31 mars 2021

Quand ma petite télé fait dans son grand Bacon



Orages et désespoir! Le ciel se déchire et s'éclaire de mille zébrures, il gronde, il tonne, il pleut! 
Pas moins de quatre pannes du courant ! Bref, panique à bord!

Au moment où ça se calme, je m'en vais au salon déguster mon petit noir !

J'allume la télé. Sur la cinq, quelqu'un portant chapeau gesticule, parle de confinement et prodigue ses conseils pour éviter la contagion !

Sans crier gare, les éclairs reprennent de plus belle ! L'image sur l'écran a, de toute évidence, de sérieux soucis de santé à se faire. Elle tremble, éternue, vacille et feint de s'évanouir...Rictus aigus aux commissures des lèvres du présentateur qui me donne l'impression de se tordre de tout sauf de rire.

Pendant un bref laps de temps, je vois les traits de son visage qui se disloquent, qui se distordent, qui se décomposent et finir par évoquer en filigrane l'art figural et la touche fulgurante de violence d'un très grand peintre d'origine irlandaise.

Je bénéficie d'un court instant de répit pour faire quelques clichés! Je zappe sur Arte à tout hasard ! Mauvais signal ! A son tour, ma télé déguste son petit noir.

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Photographie P1230359 extraite de la série "Défiguration libre", Fès ville nouvelle, mars 2020.

dimanche 28 mars 2021

L'album latent

 Voici un court texte publié en son temps (septembre 2006 si ma mémoire ne me fait pas défaut) sur un autre espace. Il renvoie à une autre époque. Avec internet, les albums de famille sont désormais partagés sans retenue sur les réseaux sociaux.

« La mémoire de l’homme est un gadget de fortune et sa vie à sens unique n’est pas auto-reverse. C’est pour cela qu’il s’est donné avec l’invention de la photographie une sorte de procédé mnémotechnique pratique et quasi infaillible.

N’avons-nous pas, chaque fois que nous feuilletons un album de photographies, l’illusion de remonter le temps et de rembobiner la cassette de la vie à l’envers ?

Dans cette perspective, l’album de famille est conçu comme un véritable garde-fou de la mémoire dans lequel chaque photographie est choisie et posée comme un jalon dans la petite histoire familiale.

À regarder de plus près, on constate que le sort des photos de famille est le plus souvent d’être assignées à résidence, à l’étroit dans ces étouffoirs plastifiés appelés « albums ». Banalisées, figées dans leur code de représentation, ces images qui encombrent les albums de famille fonctionnent à l’instar des idées reçues comme des vues stéréotypées destinées à une consommation effrénée mais freinée par une circulation restreinte à un petit cercle privé voire intime de personnes.

Paradoxalement, les albums de famille ne sont pas toujours à l’abri de la poussière et de l’oubli. Ce risque peut sembler grand dans les familles où le nombre grandissant des albums finit par poser des problèmes de rangement. Mais que dire de celles qui n’en possèdent pas ?

Je fais partie de cette frange de la population qui n’a pas goûté dans sa jeunesse aux friandises visuelles de l’album de famille. Je ne possède, pour ainsi dire, aucune photographie de moi bébé ou enfant. Aucune image non plus en compagnie de mes parents. C’est comme si, dans cette phase cruciale de ma vie, ils ne m’avaient jamais porté ou bercé dans leurs bras, jamais tenu par la main, jamais souri…

En tout cas, faute de photographies, je n’éprouve pas le moindre grain de souvenir affectif, le film étant entièrement voilé de ce côté-ci de mon enfance. Photographiquement s’entend, ma prime jeunesse fut bel et bien une ombre bouchée portée par un néant incommensurable !

Est-ce par revanche, que bien plus tard, la pratique photographique est devenue pour tout mon être la passion salvatrice ?

Néanmoins, est-il possible de donner corps et matière, ombre et lumière aux images impalpables de l’album inconnu de mon enfance, de recréer ces ex-foto suspendus dans la chapelle de ma mémoire ?

La solution, dans mon cas, réside entre autres dans ces photographies d’enfants prises par moi et dans lesquelles je réussis tant bien que mal à lever le voile –comme dans un bain de révélateur- sur des fragments des images latentes de mon enfance.

Cet album par procuration commence par une image singulière, au seuil de laquelle butent toutes les investigations introspectives de ma mémoire. Cette image fonda-mentale fonctionne comme une douloureuse date de renaissance en ce sens qu’elle prime chronologiquement sur toutes celles qui la suivent et éclipse indistinctement toutes les autres qui la précèdent et qui n’existent tout simplement pas car victimes d’une cécité ou d’une amnésie sans failles.

Sur le plan événementiel, cette image coïncide avec le jour marquant de ma circoncision. Ce jour-là, je me vois dans l’impasse de notre ruelle jouant à deux pas de chez-moi. Une femme adulte de la maison voisine a réussi, sous un faux prétexte, à m’introduire chez-elle où tout avait été mis en place pour procéder à ma circoncision surprise, en l’absence incompréhensible de mes parents. Ce rapt avait été commis par un couple originaire du Tafilalet. Le mari et sa femme étaient effrayants : peau noire et barbe hirsute pour le mari, crinière de la femme hérissée comme les serpents sur la tête de Méduse. Sans chercher ici à dresser un rapport circonstancié de ce rituel, je me rappelle encore que le barbier-circonciseur m’avait suggéré, en désignant le plafond, d’admirer l’oiseau multicolore censé voler au-dessus de nos têtes. Il mettra à profit cette infime fraction de seconde d’attention détournée pour donner son coup de ciseaux.

Un peu plus tard, à l’occasion de mon inscription à l’école primaire, j’ai eu mes premières photos d’identité. Elles représentaient le visage d’un petit garçon aux yeux bien saillants de vigilance : le photographe sur le point d’appuyer sur le déclencheur avait cru bon de m’interpeller en disant « Attention ! Le petit oiseau va sortir ! ». Or comme le dit si bien un adage de chez-moi :

« Le loup ne se fait pas avoir deux fois » !

Comme vous le constatez, je n’ai pas la mémoire volatile ! Mais ce que je voudrais bien vous avouer, c’est que j’ai beau faire des images d’enfants, il y en a bien une qui demeure comme une épreuve (photographique) à la fois inéluctable et insurmontable. Tout relent d’exorcisme n’étant pas à exclure et quitte à laisser des plumes, je rêve de saisir cet «instant décisif» du coup de ciseaux du barbier-circonciseur ! Les photographes circoncis me comprendront. Mais que tous les autres veuillent bien m’accorder les circoncisions atténuantes ! »



vendredi 26 mars 2021

Enseigner la poésie

 Ce samedi 27 mars 2021, à la faveur du printemps des poètes, une journée d'études sera consacrée à l'enseignement de la poésie :


Voici le programme détaillé de cette manifestation:



lundi 15 mars 2021

CHAOSMOSE








 "En vieillissant il devient de plus en plus difficile de s'arracher à la splendeur du paysage qu'on traverse. (...) Plus je vieillis, plus je me sens bien partout. Je ne réside plus beaucoup dans mon corps. Je crains de mourir quelque jour. Je sens ma peau beaucoup trop fine et plus poreuse. Je me dis à moi-même : Un jour le paysage me traversera."

Pascal Quignard, Terrasse à Rome, ch.XXII, ed Folio.
Chaosmos
"(...) tout cosmos porte en lui le germe du chaos et réciproquement. James Joyce a ressenti le besoin d'exprimer ces deux phénomènes en les reliant sous un même vocable, chaosmos, qui fut tacitement repris par le philosophe Gilles Deleuze pour donner sa propre définition du concept: "Identité interne du monde et du chaos".
(...) Le chaos continue à travailler au sein du cosmos. Ils sont contemporains l'un de l'autre, et aussi inséparables que l'ombre et la lumière. Ce couple création-destruction est le moteur de l'activité artistique. Il libère, régénère, féconde de nouveaux territoires. L'invention plastique se nourrit de ce mouvement qui est tout puissant. Le même principe agit sur nos vies humaines"
Extraits de : Richard Texier, Nager, Gallimard, 2015, pages 186 et 188.
Je ne veux pas manquer ici d'introduire dans la mécanique quantique de ce mot-valise mon propre petit grain de sel ou de sable en l'enrichissant du petit rien d'un " e caduc" ou d'un "e muet": chaosmose.
Les phonéticiens désignent ce "e" par le terme "schwa" originaire de l'hébreu moderne שווא et qui signifie "vide" ou "néant". Dans la pratique de la langue, dans la réalité du discours, ce segment vocalique est ultra-bref et sa durée moyenne n'excède pas quelques millisecondes. Souvent, dans les paroles prononcées, on ne sait pas s'il est là ou non. D'aucuns lui attribuent la simple fonction de "lubrifiant phonique" qui sert à faciliter la prononciation d'un agglomérat consonantique.
Par l'adjonction de cette minuscule particule "e" au chaosmos, j'apporte au chaos et au cosmos une synergie: celle d'une fusion, d'une osmose.

samedi 13 mars 2021

Vingt minutes d'arrêt à sidi Machin

 

« A toutes les entrées, à toutes les sorties des villes et à tous les croisements routiers, la tension était palpable ! Menace terroriste oblige, policiers et gendarmes étaient sur les dents et multipliaient les barrages et les contrôles.

L'axe routier Essaouira-Marrakech n'était pas en reste! Et le car qui me transportait ce jour-là accumulait plus les temps d'arrêt que les kilomètres parcourus...

Le soleil trônait, implacable dictateur, au-dessus de nos têtes et nous dictait haut et fort sa loi. Alentours, un paysage nu, assoiffé et monotone peinait à avancer. Les bouteilles d’eau minérale se vidaient et la torpeur commençait à gagner ! Le marchand de sable chaud faisait probablement partie du voyage et un sommeil contagieux pesait brûlant sur mes paupières…

C’est là que le chauffeur a amorcé une sortie vers un village au bord de la route en nous annonçant : « 20 minutes d’arrêt à sidi…»

Assoupi ou assommé, je n’avais pas bien saisi le pseudo du saint marabout: sidi Mouch, sidi Mchich, sidi Chimère, sidi Chniwla, sidi Chwarma, sidi Chekwa llah…je ne savais plus ! Appelons-le sidi Machin et basta !

Les voyageurs ont pris d’assaut les tables et les chaises que des parasols de fortune soustrayaient au feu solaire…

Des enseignes peintes de façon naïve ou rudimentaire indiquaient le menu du jour. Il y en avait une qui sortait du lot et semblait attirer beaucoup les clients ! C’est celle du « fast fool*» local où l’on sert la « bissara** » chère à la panse des marocains et qui dame le pion au meilleur fast food américain !

Ayant plus soif que faim et boudant le caca cola et autres boissons assimilées, j’ai préféré faire le tour du patelin afin de braver le soleil et dégourdir le diaphragme de l’appareil cher à Daguerre…

C’était l’heure de la prière ! Les rues étaient pratiquement désertes et les boutiques, dans leur grande majorité, avaient portes closes. C’est qu’on ne badine pas avec le plus grand des seigneurs










. Des oraisons jaculatoires fusaient depuis la mosquée, montaient en réseaux groupés au ciel et à la faveur des trous d’ozone parvenaient aux oreilles de celui qui voit et entend tout…

Seul devant ce lieu de culte, un arbre semble avoir irrémédiablement pété ses tympans et perdu définitivement ses illusions de printemps. »

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* fool = foul : en arabe, cela désigne les fèves.

** bissara : purée de fèves sèches

*** Photographies sur film argentique.