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-
Où
vas-tu ?
- A
la cuisine, j’ai une compote sur le feu. On ne cesse pas d’être écrivain devant
ses fourneaux ! Prends Duras.
-
Je
m’en méfie…
-
N’empêche,
quand elle écrit sur la soupe, elle a du génie. Je dois avoir le livre. Tu
m’écoutes ?
-
Bien
obligé…
-
« On
croit savoir la faire, elle paraît si simple, et trop souvent on la néglige. Il
faut qu’elle cuise entre quinze et vingt minutes et non pas deux heures –toutes
les femmes françaises font trop cuire les légumes et les soupes. […]Rien, dans
la cuisine française, ne rejoint la simplicité, la nécessité de la soupe aux
poireaux. […] le corps l’avale à grandes lampées, s’en nettoie, s’en dépure,
verdure première, les muscles s’en abreuvent. »
Quel
rythme ! Quelle autorité ! Quelle magistrale leçon de cuisine et
d’écriture !
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Ne
me dis pas qu’écrire un roman et faire une soupe ou une compote se
valent !
- Je
l’affirme. Cette compote est mienne, autant que mes romans, les mêmes exigences
y président, la même vigilance, la même gourmandise.Le sens des mots et celui des mets mettent en œuvre une même alchimie. Mordiller un verbe, en tirer tous les sucs, arpenter les allées du marché à la recherche de l’ingrédient juste : un seul et même combat ! Dans les « Dix commandements » rédigés par Nietzsche à l’intention de Lou Andreas-Salomé, on trouve cet aphorisme : « La richesse de vie se traduit par la richesse des gestes. Il faut apprendre à tout considérer comme des gestes : la longueur et la césure des phrases, la ponctuation, le choix des mots, les pauses, la succession des arguments ». Les saveurs font le lit des mots ! Les mots ont leurs saveurs. La compote ou la soupe sont objet de partage, comme l’est le livre, donné en dégustation au lecteur. Pourquoi une bonne soupe serait-elle inférieure à un bon roman ? Un grand chef vaut-il moins qu’un académicien ? De qui ai-je le plus à apprendre ? La question se pose. Finissons-en avec ces hiérarchies. Laissons-les aux Diafoirus qui abordent la vie avec une longue vue et des pincettes. Je ne sais pas coudre un bouton, allumer un feu, choisir un melon, planter un arbre, langer un enfant. Je sais à peine faire cuire un œuf. Faire le ménage moi ? Jamais ! Repasser, quelle perte de temps ! Quand j’entends ces mots, une lampe se met à clignoter. Attention fâcheux ! Pour peu que ce fâcheux écrive, ma curiosité envers ses livres s’en trouve sérieusement entamée. Je flaire l’imposture, une tendance lourde en librairie…Pourquoi cette inflation de livres inconsistants ? Parce que l’éphémère est un « nouveau durable », que prendre son temps fait rater le coche des ambitions. La littérature est devenue un tremplin social, et les livres, de vulgaires outils dans la mallette des arrivistes.
-
Les
livres devraient être bâtis comme des maisons…
- Certains
écrivains font encore preuve d’une humilité de rempailleur de chaise,
généralement, ce sont les meilleurs. Pour obtenir deux cent cinquante pages
« bien décrassées », Colette en gâchait trois mille. Son style
fastueux procède d’une rigueur sans appel. S’il suffisait de se lâcher, c’est
à la portée de tous, alors qu’écrire,
c’est faire preuve de contrôle, juger ses pensées, peser ses mots. Inventer un
langage, son langage. Poser sa voix. Ce n’est pas si simple…Pour en revenir au
bonheur, il ne réside pas dans les choses mais plutôt sur leur trajectoire vers
notre conscience. Sur la manière dont ces choses l’éclairent ou la décapent.
-
Je
t’arrête : seule l’épreuve rend lucide.
- Le
bonheur n’est peut-être qu’une épreuve qui a bien tourné. Ou une bienheureuse
disposition du cerveau. Qu’en sait-on au juste sinon que tout instant recèle
une chance de bonheur, et qu’il ne tient qu’à nous de la saisir ?
-
En
préparant une compote de pommes ?
- La
chance, c’est l’envie d’en faire une, c’est le temps pris pour se rendre au
marché.
-
Un
temps précieux volé à l’écriture !
-
Crois-tu
qu’on cesse d’écrire dès lors qu’on lâche son stylo ? Les livres ne
jaillissent pas tout cuits des cervelles !
Ils procèdent de l’inespéré, de l’inattendu, et s’il y entre une quelconque théorie, celle-ci s’applique par
surcroît. A ce sujet, Kandinsky affirmait que la théorie ne précède jamais la
pratique, pas plus qu’elle ne la commande : « C’est le contraire
qui se produit toujours, affirme-t-il. Ici, surtout dans les commencements,
tout est affaire de sensibilité. C’est par la sensibilité seule, surtout au
début, que l’on parvient à atteindre le vrai dans l’art […]. L’art agissant sur
la sensibilité, il ne peut aussi agir que par la sensibilité. » On dit
« travailler à un livre », je crois plutôt que c’est le livre qui
nous travaille, à tout moment. Sens-tu
ce bonheur ?
-
Vanille
et pomme ?
-
Des
carvilles de Normandie. Dans son Grand Dictionnaire de cuisine, Alexandre
Dumas les marie avec de la gelée de framboise. Rugueuses au-dehors, tendres
au-dedans quoiqu’un peu acides (autoportrait de l’écrivain en pomme…) pour des
douillons, j’aurais pris des reinettes. Tout à l’heure, en les pelant, je
revoyais la cave où mon grand-père faisait mûrir ses fruits et vieillir ses
vodkas dans un capharnaüm de vêtements recyclables pour le ménage, de vieilles
boîtes et de pots vides. Le jour n’était pas encore levé, la radio diffusait le
flash de huit heures. Je saluais ma chance. Je pensais aux couloirs du métro
parisien, aux légions souterraines « d’hommes et de femmes actifs »
en route vers leur triste destin de fourmis urbaines. Je concentrais mon
attention sur la finesse des épluchures. Quand je la secondais en cuisine, ma
mère insistait sur l’art de manier l’économe. Et m’irritait. Radinerie d’un
autre âge, pensais-je. A tort. Ma mère voulait seulement m’enseigner l’algèbre
des gestes d’antan et de toujours, gestes silencieux, apaisants, gestes chastes
qui parlent pourtant d’amour.
-
Quels
gestes ?
- Laver
une vitre, suspendre du linge, refaire un lit, écosser de petits pois. Des
gestes humbles qui sont autant de prières. Il y a deux manières d’arroser une
fleur, sans y penser, simplement parce qu’elle besoin d’eau, ou bien comme un
acte essentiel à la vie.
-
Au
Japon, une simple tasse de thé fait l’objet de toute une cérémonie.
- On
dit aussi là-bas que les gestes du quotidien peuvent gagner en élévation à
condition qu’ils soient simples et répétés chaque jour. J’y pensais hier, en
épluchant des châtaignes pour la soupe. Quoi de plus réconfortant en
hiver ? Un bon kilo pour quatre assiettes pleines. Il faut d’abord les
ébouillanter avant de les éplucher, à la
main, pour ne laisser aucun débris de peau.
-
Quelle
corvée !
- Non,
un voyage à travers d’anciens rites, d’originelles douceurs de femmes à leurs
ouvrages.
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Vermeer,
Chardin…
- Je
les rejoins au-delà du temps, j’entre en résistance, je me soustrais à
l’hystérie de mes semblables, à la violence de leurs ambitions, au sadisme
efficace des puissants, aux pulsions meurtrières des frustrés. En pelant des
châtaignes, j’échappe à la folie.
-
Tu
y vas un peu fort !
-
Il
faut avoir une case en moins pour pactiser avec le monde tel qu’il est,
cynique, marchand et sans états d’âme. Il faut être fou ou très sec…Mon
invitation à la patience va contre les impératifs du fast food et du speed dating.
Elle s’adresse aux trentenaires « jeunes, jolies mais seules », aux
carencées des « sentiments vrais » dont les magazines font leurs
choux gras.
- Que
leur proposes-tu ? De retourner en cuisine comme leurs grands-mères ? Prends garde, la sénilité te
guette !
- Je
suggère simplement de ne plus considérer la cuisine comme un lieu d’aliénation,
mais d’y voir au contraire l’espace d’une liberté inaliénable.
-
Un
lieu de retrouvailles sensuelles ?
-
Celui
des contrepoisons aux harcèlements de toutes sortes.
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L’antichambre
de l’amour ?
- L’amour,
j’en parlerai plus loin, mais va pour l’amour, pour l’abandon, l’abondance, le
partage. Et si on goûtait cette compote ?
-
J’allais
te le proposer !
Elisabeth Barillé (2008) Petit éloge du sensible, Gallimard,
Folio.