Voici un court texte publié en son temps (septembre 2006 si ma mémoire ne me fait pas défaut) sur un autre espace. Il renvoie à une autre époque. Avec internet, les albums de famille sont désormais partagés sans retenue sur les réseaux sociaux.
« La mémoire de l’homme est un
gadget de fortune et sa vie à sens unique n’est pas auto-reverse. C’est pour
cela qu’il s’est donné avec l’invention de la photographie une sorte de procédé
mnémotechnique pratique et quasi infaillible.
N’avons-nous pas, chaque fois que nous
feuilletons un album de photographies, l’illusion de remonter le temps et de
rembobiner la cassette de la vie à l’envers ?
Dans cette perspective, l’album de
famille est conçu comme un véritable garde-fou de la mémoire dans lequel chaque
photographie est choisie et posée comme un jalon dans la petite histoire
familiale.
À regarder de plus près, on constate que
le sort des photos de famille est le plus souvent d’être assignées à résidence,
à l’étroit dans ces étouffoirs plastifiés appelés « albums ». Banalisées,
figées dans leur code de représentation, ces images qui encombrent les albums
de famille fonctionnent à l’instar des idées reçues comme des vues stéréotypées
destinées à une consommation effrénée mais freinée par une circulation
restreinte à un petit cercle privé voire intime de personnes.
Paradoxalement, les albums de famille ne
sont pas toujours à l’abri de la poussière et de l’oubli. Ce risque peut
sembler grand dans les familles où le nombre grandissant des albums finit par
poser des problèmes de rangement. Mais que dire de celles qui n’en possèdent
pas ?
Je fais partie de cette frange de la
population qui n’a pas goûté dans sa jeunesse aux friandises visuelles de
l’album de famille. Je ne possède, pour ainsi dire, aucune photographie de moi
bébé ou enfant. Aucune image non plus en compagnie de mes parents. C’est comme
si, dans cette phase cruciale de ma vie, ils ne m’avaient jamais porté ou bercé
dans leurs bras, jamais tenu par la main, jamais souri…
En tout cas, faute de photographies, je
n’éprouve pas le moindre grain de souvenir affectif, le film étant entièrement
voilé de ce côté-ci de mon enfance. Photographiquement s’entend, ma prime
jeunesse fut bel et bien une ombre bouchée portée par un néant incommensurable
!
Est-ce par revanche, que bien plus tard,
la pratique photographique est devenue pour tout mon être la passion salvatrice
?
Néanmoins, est-il possible de donner
corps et matière, ombre et lumière aux images impalpables de l’album inconnu de
mon enfance, de recréer ces ex-foto suspendus dans la chapelle de ma mémoire ?
La solution, dans mon cas, réside entre
autres dans ces photographies d’enfants prises par moi et dans lesquelles je
réussis tant bien que mal à lever le voile –comme dans un bain de révélateur-
sur des fragments des images latentes de mon enfance.
Cet album par procuration commence par
une image singulière, au seuil de laquelle butent toutes les investigations
introspectives de ma mémoire. Cette image fonda-mentale fonctionne comme une
douloureuse date de renaissance en ce sens qu’elle prime chronologiquement sur
toutes celles qui la suivent et éclipse indistinctement toutes les autres qui
la précèdent et qui n’existent tout simplement pas car victimes d’une cécité ou
d’une amnésie sans failles.
Sur le plan événementiel, cette image
coïncide avec le jour marquant de ma circoncision. Ce jour-là, je me vois dans
l’impasse de notre ruelle jouant à deux pas de chez-moi. Une femme adulte de la
maison voisine a réussi, sous un faux prétexte, à m’introduire chez-elle où
tout avait été mis en place pour procéder à ma circoncision surprise, en
l’absence incompréhensible de mes parents. Ce rapt avait été commis par un
couple originaire du Tafilalet. Le mari et sa femme étaient effrayants :
peau noire et barbe hirsute pour le mari, crinière de la femme hérissée comme
les serpents sur la tête de Méduse. Sans chercher ici à dresser un rapport
circonstancié de ce rituel, je me rappelle encore que le barbier-circonciseur
m’avait suggéré, en désignant le plafond, d’admirer l’oiseau multicolore censé
voler au-dessus de nos têtes. Il mettra à profit cette infime fraction de
seconde d’attention détournée pour donner son coup de ciseaux.
Un peu plus tard, à l’occasion de mon
inscription à l’école primaire, j’ai eu mes premières photos d’identité. Elles
représentaient le visage d’un petit garçon aux yeux bien saillants de vigilance
: le photographe sur le point d’appuyer sur le déclencheur avait cru bon de
m’interpeller en disant « Attention ! Le petit oiseau va sortir ! ». Or comme
le dit si bien un adage de chez-moi :
« Le loup ne se fait pas avoir deux fois
» !
Comme vous le constatez, je n’ai pas la
mémoire volatile ! Mais ce que je voudrais bien vous avouer, c’est que j’ai
beau faire des images d’enfants, il y en a bien une qui demeure comme une
épreuve (photographique) à la fois inéluctable et insurmontable. Tout relent
d’exorcisme n’étant pas à exclure et quitte à laisser des plumes, je rêve de
saisir cet «instant décisif» du coup de ciseaux du barbier-circonciseur ! Les
photographes circoncis me comprendront. Mais que tous les autres veuillent bien
m’accorder les circoncisions atténuantes ! »