mardi 11 décembre 2007

Photographie coloniale



Safia belmenouar et Marc Combier (2007), Bons baisers des colonies: images de la femme dans la carte postale coloniale, éditeur Alternatives, Paris, France.

La présentation de l'éditeur

La carte postale coloniale fait partie de notre histoire, de notre imaginaire : messagère d'amour ou d'amitié, de simples salutations envoyées par le voyageur, le militaire, le fonctionnaire ou l'explorateur vers la métropole, elle est aussi, par sa très large diffusion, un support idéologique privilégié.Les femmes y sont photographiées à travers une élaboration codée, une mise en image stéréotypée : voilées ou dévoilées au Maghreb, dénudées et sauvages en Afrique noire, pudiques et policées en Asie. Ordre et imaginaire les recréent ainsi de toutes pièces, les enfermant dans une représentation fantasmatique.Bons baisers des colonies offre un regard contemporain sur cette iconographie, sans méconnaître les contextes historiques qui en ont fait le produit d'une domination à la fois masculine et coloniale.Ces femmes, venant des quatre coins de l'Empire, ont en commun une seule constante : elles ne sont pas sujets de leur propre histoire. Pure construction idéologique, la carte postale coloniale élude la femme réelle, sa complexité, en un mot, son altérité.

Extrait : les premières lignes
«Dans un Maghreb totalement soumis et réduit au silence, photographes et cinéastes ont afflué pour nous prendre en image. (...) Surtout, derrière le voile de cette réalité exposée, se sont réveillées des voix anonymes, recueillies ou re-imaginées, l'âme d'un Maghreb unifié et de notre passéAssia DJEBAR, La Zerda ou les Chants de l'oubli.
MAURESQUES NUES SOUS LE VOILE
La Mauresque, figure d'un temps arrêté
Dans une chronique sur «l'Algérie vue de Paris», Théophile Gautier se plaît à évoquer l'engouement de ses contemporains pour un spectacle de cirque d'un genre nouveau, l'exhibition dansante «de races exotiques». En ce jour de septembre 1845, les «Moresques» sont au programme. Les belles offrent au public une danse à petits pas, le corps ondulant avec une grâce imperceptible, suivie d'une danse de conjuration des esprits, les chevelures agitées en cadence. Les danseuses sont sifflées et raillées : trop éloignées de leurs comparses de «La Révolte au Sérail» (de Filippo Taglioni, 1833), de ces «odalisques de carnaval», conclut le chroniqueur, c'est-à-dire «trop vraies». Et, un brin apitoyé, il fustige : «Pourquoi siffler de pauvres diables qui font naïvement ce qui se fait dans leur pays et vous représentent au naturel ce que vous admirez dans les tableaux de Decamps, d'Eugène Delacroix et de Marilhat ?» C'est que, en matière de divertissement, les goûts du public sont souverains : «De la gaze blanche à pois d'or et des caleçons couleur pêche, voilà comme le Parisien se figure l'Aimée», raille-t-il à son tour. La Mauresque rate sa première entrée sur la scène parisienne.
Mais elle revient en force, dupliquée à l'infini, sous forme de cartes postales, lors des premières décennies du XXe siècle. Qui est donc cette Moresque ou Mauresque ? Sont-elles les descendantes des royaumes numides et maures, nous projetant ainsi aux temps de l'Antiquité ? Ou encore les descendantes des Maures andalous qui, vaincus par les Rois Catholiques, s'enfuient du «Paradis de Grenade» et posent pied en terre africaine. Sont-elles les lointaines descendantes de ces augustes exilés, issues de la tribu du «Dernier des Abencerages» que ravive, à sa manière, chez François-René de Chateaubriand, la littérature romantique ?
William Shaler, témoin privilégié de la vie sous les deys, en tant que consul général des Etats-Unis à Alger, entreprend de présenter les peuples et les moeurs en vigueur dans ces royaumes d'avant la présence française. Dans son «Esquisse de l'Etat d'Alger», publié en 1826, il désigne sous le terme «Maures» du royaume d'Alger, un mélange d'Arabes des plaines, d'émigrés d'Espagne ayant contracté des alliances avec les Turcs et avec les Africains de l'inté­rieur. L'administration militaire française délaisse cette appellation pour ne plus distinguer qu'Arabes et Kabyles.En 1929, on retrouve, sous la plume d'un écrivain-voyageur, l'évocation de ces «braves petites Mauresques» qui s'engouffrent «voilées, sous les portes cochères des hautes demeures du quartier européen» où elles officient en tant que domestiques. L'auteur précise qu'elles «n'ont plus rien des fabuleuses odalisques des contes des "Mille et une nuits"». Souci de vérité ou nostalgie d'un monde auquel il faut bien renoncer lorsque l'on se préoccupe de rédiger un guide touristique à l'usage de ses contemporains ? De la «Moresque» de cirque aux «braves petites Mauresques» pittoresques, la femme «indigène» se perpétue, à travers les siècles, sous cette dénomination immuable et romantique.