vendredi 22 octobre 2010

Fenêtre, lucarne, fente


Quatrième de couverture:

Au bord de l’océan, à la pension Almayer, "posée sur la corniche ultime du monde", se croisent sept personnages au destin étrange et romanesque, sept naufragés de la vie qui tentent de recoller les morceaux de leur existence. Mais leur séjour est bouleversé par le souvenir d'un hallucinant naufrage d'un siècle passé et la sanglante dérive d'un radeau. Et toujours, lamer, capricieuse et fascinante...Avec une époustouflante maîtrise, Alessandro Baricco nous offre à la fois un roman à suspense, un livre d'aventures, une méditation philosophique et un poème en prose.



Voici un extrait constitué de l'incipit de ce roman :

«Sable à perte de vue, entre les dernières collines et la mer – la mer - dans l’air froid d’un après-midi presque terminé, et béni par le vent qui souffle toujours du nord.

La plage. Et la mer.

Ce pourrait être la perfection – image pour un œil divin – monde qui est là et c’est tout, muette existence de terre et d’eau, œuvre exacte et achevée, vérité – vérité -, mais une fois encore c’est le salvateur petit grain de l’homme qui vient enrayer le mécanisme de ce paradis, une ineptie qui suffit à elle seule pour suspendre tout le grand appareil de vérité inexorable, un rien, mais planté là dans le sable, imperceptible accroc dans la surface de la sainte icône, minuscule exception posée sur la perfection de la plage illimitée. A le voir de loin, ce n’est guère qu’un point noir : au milieu du néant, le rien d’un homme et d’un chevalet de peintre.

Le chevalet est amarré par de minces cordes à quatre pierres posées dans le sable. Il oscille imperceptiblement dans le vent qui souffle toujours du nord. L’homme porte des cuissardes et une grande veste de pêcheur. Il est debout, face à la mer, tournant entre ses doigts un fin pinceau. Sur le chevalet, une toile.

Il est comme une sentinelle – c’est ce qu’il faut bien comprendre -, dressée là pour défendre cette portion du monde contre la silencieuse invasion de la perfection, fêlure infime qui désagrège la spectaculaire mise en scène de l’être. Parce qu’il en va toujours ainsi, la petite lueur d’un homme suffit pour blesser le repos de ce qui était à un doigt de devenir vérité, et redevient alors immédiatement attente et interrogation, par le simple et infini pouvoir de cet homme qui est fenêtre, lucarne, fente par où s’engouffrent à nouveau des torrents d’histoires, répertoire immense de ce qui pourrait être, déchirure sans fin, blessure merveilleuse, sentier foulé de milliers de pas où rien ne pourra plus être vrai mais où tout sera – comme sont précisément les pas de cette femme qui, enveloppée dans un manteau violet, la tête couverte, mesure lentement la plage, longeant le ressac de la mer, et raye de droite à gauche la perfection désormais enfuie du grand tableau, grignotant la distance qui la sépare de l’homme et de son chevalet jusqu’à n’être plus qu’à quelques pas de lui, puis juste à côté, là où s’arrêter n’est rien – et, sans dire mot, regarder.

L’homme ne se retourne même pas. Il continue à fixer la mer. Silence. De temps en temps, il trempe le pinceau dans une tasse de cuivre et trace sur la toile quelques traits légers. Les soies du pinceau laissent derrière elles l’ombre d’une ombre très pâle que le vent sèche aussitôt en ramenant la blancheur d’avant. De l’eau. Dans la tasse de cuivre, il n’ y a que de l’eau. Et sur la toile, rien. Rien qui se puisse voir.

Souffle comme toujours le vent du nord, et la femme se serre dans son manteau violet.

- Plasson, voilà des jours et des jours que vous travaillez ici. Pourquoi

donc emporter avec vous toutes ces couleurs si vous n’avez pas le courage de vous en servir ?

La question paraît le réveiller. Elle est parvenue jusqu’à lui. Il se tourne pour regarder le visage de la femme. Et quand il parle ce n’est pas pour répondre.

- Je vous en prie, ne bougez pas, dit-il.

Puis il approche le pinceau du visage de la femme, hésite un instant, le pose sur les lèvres et lentement le fait glisser d’un coin à l’autre de la bouche. Les soies se teignent de rouge carmin. Il les regarde, les trempe à peine dans l’eau, et relève les yeux vers la mer. Sur les lèvres de la femme reste l’ombre d’une saveur qui l’oblige à penser « de l’eau de mer, cet homme peint avec de l’eau de mer » - et c’est une pensée qui fait frissonner.

Depuis longtemps déjà elle s’est retournée, et elle mesure de nouveau la plage immense du rosaire mathématique de ses pas, quand le vent passe sur la toile sécher une bouffée de lumière rose, nue à voguer dans le blanc. On pourrait rester des heures à regarder cette mer, et ce ciel, et tout ce qui est là, mais on ne trouverait rien de cette couleur. Rien qui se puisse voir.

La marée, dans ces contrées, arrive avant que tombe l’obscurité. Juste avant. L’eau entoure l’homme et son chevalet, elle les prend, doucement mais avec précision, ils restent là, l’un et l’autre, impassibles, comme une île miniature, ou une épave à deux têtes, Plasson, le peintre.

Chaque soir, une petite barque vient le chercher, peu avant le coucher du soleil, quand l’eau déjà lui arrive au cœur. C’est lui qui le veut ainsi. Il monte dans la petite barque, il y charge son chevalet et le reste, et se laisse ramener.

La sentinelle s’en va. Son devoir et accompli. Péril écarté. Dans le couchant s’éteint l’icône qui, une fois de plus, n’a pas réussi à devenir sacrée. Tout cela à cause de cet homme et de ses pinceaux. Et à présent qu’il est parti, il n’y a plus assez de temps. L’obscurité suspend tout. Il n’y a rien qui puisse, dans l’obscurité, devenir vrai.

Alessandro Baricco, Océan mer, Gallimard, collection folio, pages 13-16.





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