vendredi 12 novembre 2010

Petit pan de mer bleue




Voici des extraits du roman "Faux papiers" d'André Aciman (2002 pages 29 à 31 ), éditions Autrement :
"Ce trajet en chemin de fer incluait pourtant deux moments magiques, que je connaissais fort bien. L'un d'eux se produisait à l'aube, lorsque à travers les vitres embuées on devinait que le train fonçait à travers les champs silencieux de Chambéry, où la brume montait entre les arbres, couvrant le paysage comme d'une peinture blanche. (...)
L'autre moment était bien plus particulier. Il survenait environ deux heures, ou plus, après le départ de Rome, lorsque le train commençait à côtoyer les côtes de Toscane et de Ligurie, passant devant de vastes demeures et palais, d'interminables étendues de cyprès, surplombant le littoral qui semblait le plus paisible du monde. A chaque instant, néanmoins, cette vue splendide était interrompue par un tunnel, un vieux mur, par des maisons construites trop près de la voie, frustrant mon désir de savourer ces villas et ces paysages assez longtemps pour m'imaginer que je les habitais. Pourtant, c'est ainsi que j'ai appris à vénérer la mer Tyrrhénienne et la mer Ligurienne : par tranches brutalement découpées, dans leur splendeur contrariée, comme si l'ensemble était irréel et intangible(...).
Je ne prenais jamais la peine de regarder assez longtemps le nom des gares côtières, et la mer arrivait toujours sans prévenir. La magie consistait en partie à ne pas savoir exactement quand elle allait se montrer, ni si elle se montrerait même; peut-être, étant moins belle que je le croyais, avait-elle pu apparaître et disparaître sans que je le sache.
Pendant des années, cette merveilleuse étendue d'azur éternel et calme, où les collines et les plages immuables semblaient faites pour n'exister que dans la mémoire, n'avait eu aucune existence. Je n'en avais jamais vu d'images, personne n'en avait jamais parlé; elle ne résidait que dans un arrière-pays composé de petits patelins aux noms étranges: Viareggio, Forte dei Marmi, La Spezia, Cinque Terre, Rapallo. J'avais rencontré certains de ces noms en lisant la biographie de Byron, Shelley ou Stendhal. Mais c'était tout.
Pourtant ce panorama long de vingt minutes, malgré les obstacles et les interruptions, restait le plus beau spectacle que j'eusse contemplé. Ce qui le rendait si fascinant, c'était peut-être le fait de quitter l'Italie, que je détestais alors, pour les joies du voyage à Paris, où tout le monde disait que nous finirions par emménager. Ou peut-être était-ce tout simplement le plaisir ordinaire, jadis familier (devenu un luxe), de jouir de la vue, imparfaite mais prolongée, de la mer. Pour un natif d'Alexandrie, habitué à avoir la plage à portée de vue toute la journée, c'était comme retrouver un parent proche deux ans après une dispute : un curieux mélange de familiarité tendue, d'intimité soudaine, avec l'amère conscience que, malgré les embrassades, rien ne serait plus jamais pareil.
Non que je n'eusse jamais vu la plage en Italie auparavant. Mais c'était différent. Ce spectacle avait une dimension spirituelle, intemporelle, majestueuse, sans rapport avec cette grande piscine qu'étaient pour moi les plages de Rome. C'était la plage perpétuelle: la plage comme mode de vie, la plage à portée de main, la plage qu'on a dans le sang. Exactement comme Alexandrie. Passer devant une si vaste étendue marine, c'était comme passer devant Alexandrie, comme on fait en rêve, lorsqu'on salue une maison qui n'est plus la nôtre, qui appartient à d'autres mais qui pourrait nous revenir d'un instant à l'autre, parce que l'univers prendrait alors tout son sens. Cela me rappelait plus vivement la vie à la plage, me la faisait regretter, me faisait comprendre précisément ce que je pouvais presque toucher du doigt, ce qui me manquait, ce pour quoi j'aurais pu pleurer. Après tout, c'est pour cela que ce spectacle était si beau, parce qu'il m'était familier, parce que je l'avais enfin retrouvé, parce que j'y étais devenu étranger, parce qu'il n'existait que pour être perdu. La perte de la mer était déjà incluse dans chaque image de la mer. On la regarde parce qu'elle n'est pas vraiment là et parce qu'elle pourrait ne jamais y être; parce qu'elle n'est plus à vous et ne le sera plus jamais.
Ce qui vint briser le charme, ou plutôt l'amplifier, c'est que, quinze ans après, lors d'un bref voyage que je fis avec une amie, munis de passes Eurorails, après être passés rapidement devant le même endroit, après avoir décidé que c'était peut-être le lieu le plus parfait au monde, nous sommes descendus sur un coup de tête, quelques gares plus loin, à Nervi. (...)Nous avons demandé à un taxi de nous emmener au meilleur hôtel, en supposant que nous y trouverions une spectaculaire vue sur la mer et tout en craignant que les chambres soient déjà prises. (...)Dix minutes plus tard, nous étions installés sur un balcon avec vue sur les falaises de Nervi et de Bogliasco, chichement éclairées , et nous regardions les vagues furieuses s'écraser contre les rochers dans les ténèbres, comme dans un poème romantique.
Le lendemain matin, quand nous nous sommes réveillés et avons ouvert les portes-fenêtres, j'ai découvert ce que je craignais de ne plus jamais retrouver de mon vivant. Plus exactement, j'ai découvert ce que je craignais de ne plus jamais pouvoir espérer trouver, parce que je ne saurais pas quoi en faire, parce que la perte de la mer permet d'accepter plus facilement de vivre à New York, parce que je voulais dicter mes conditions à la mer et non me laisser dicter les siennes, parce que je voulais tout ou rien, en sachant fort bien qu'il est inacceptable de lancer un ultimatum à quelqu'un, et plus encore à la mer.
Ce que j'ai découvert ce matin-là, c'était un temps idéal pour nager, une mer bleue idéale, un petit déjeuner idéal servi dans notre petite chambre idéale et consommé sur une petite table idéale sur un balcon parfaitement idéal. Après la baignade, retour sur le balcon. Après le déjeuner, retour sur le balcon. Après une longue sieste, retour sur le balcon. Pas le temps de visiter le pays. Il n'y avait rien à voir à Nervi. J'ai pris mon journal intime et, me sentant très inspiré, je n'ai pu écrire que ces mots, terriblement humiliants :
E di tutto questo mare, cosa faccio ?
Cette phrase est impossible à traduire. D'abord parce que je ne suis pas sûr qu'elle signifie quoi que ce soit en bon italien. Essayons tout de même : "Et que vais-je faire de toute cette mer ?" C'était l'expression de mon impuissance face à une générosité écrasante.(...)
Peut-être ma nonchalance, ma déception apparente venaient-elles du caractère trop frontal, envahissant, magnifique, du spectacle. Je l'aurais voulu plus dilué, fragmenté, oblique, contrarié, comme lors des trajets en train tant d'années plus tôt; mais c'était précisément le côté fragmenté de la vue que je trouvais jadis si gênant, si frustrant. Assis sur mon balcon, je contemplais cette fabuleuse étendue d'azur, et la seule chose que j'avais en tête, outre mon sentiment d'impuissance, c'était: "Voilà. Je pars dans trois jours!" Je voulais fermer les yeux. Je me trouvais dans l'endroit le plus magnifique de la terre. Il n' y avait, je m'en rends compte à présent, rien d'autre à désirer. Rien d'autre à dire.
Mais c'était le problème. Il n'y avait rien à écrire, rien à invoquer; il ne se passait rien. Tout ce que je savais faire se révélait en l'occurrence parfaitement inutile. Il n'y avait pas d'histoire à raconter.
Comme tout esprit cultivé se le rappelle lorsqu'il affronte les dures réalités de la vie, du corps et du plaisir, la réflexion vient après, pas avant, et certainement pas pendant. A la question: "Que vais-je faire de toute cette mer ?", la réponse aurait dû être : "Y nager"
Jamais de ma vie je ne m'étais senti aussi affamé, aussi inquiet devant une assiette si bien garnie. Comme un riche émigré qui, de retour dans son village natal, espère impressionner les habitants mais découvre qu'ils se moquent bien qu'il ne les reconnaisse pas, je ne savais que ressentir, j'ignorais même ce que je ressentais, en dehors de ce mélange de torpeur et de joie. J'ai finalement décidé de publier ces mots dans un texte: " Tout ce ciel, toute cette eau, que fait-on de tant de bleu une fois qu'on l'a vu ?" Cette phrase était moins une question qu'un cri de désespoir, de défaite, d'ironie profonde. C'était une simple question à laquelle il n' y avait pas de réponse.
Que fait-on de tant de bleu une fois qu'on l'a vu ?


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