mercredi 14 novembre 2007

Le diaphragme


L’appareil photographique doit beaucoup de sa séduction au diaphragme à iris qui ajoute au trou rond de l’objectif un organe délicat, subtil et d’une vivante ingéniosité. C’est une corolle de lames métalliques qu’on peut éloigner ou rapprocher de son centre, augmentant ou diminuant ainsi l’ouverture utile de l’objectif. Il y a de la rose dans ce dispositif, une rose qu’on peut à volonté fermer ou épanouir.Ce n’est pas tout. A cette troublante anatomie, le diaphragme ajoute une physiologie d’une très vaste magique portée. Car tous les photographes savent qu’en fermant le diaphragme on diminue l’entrée de la lumière dans la chambre noire, mais qu’on augmente en revanche la profondeur de champ. Inversement, en augmentant son diamètre, on perd en profondeur de champ ce qu’on gagne en clarté. Rien de plus universel en vérité que ce dilemme qui oppose profondeur et clarté, et on oblige à sacrifier l’une pour posséder l’autre. On appartient à l’un ou à l’autre de deux types d’esprits opposés selon que l’on choisit la clarté superficielle ou la profondeur obscure. « Le défaut majeur des français, disait mon maître Eric Weil, c’est la fausse clarté ; celui des allemands, c’est la fausse profondeur ». C’est naturellement dans le portrait que l’option devient la plus urgente. En diaphragmant plus ou moins, on donne plus ou moins d’importance aux plans éloignés qui se trouvent derrière le sujet, et tout ce qui est accordé d’attention à ces arrière-plans est refusé au sujet portraituré. Si la Joconde avait été photographié par Leonard de Vinci, il aurait à coup sûr fermé au maximum - un trou d’aiguille - puisque derrière ce visage au sourire célèbre, on distingue parfaitement un lointain paysage avec ses rocailles, ses arbres et ses lacs. Encore faut-il que ce "fond" - qu’il soit rural ou urbain, intime ou architectural - ait une existence propre et ne se réduise pas à quelques attributs attachés symboliquement à une figure humaine centrale, comme par exemple les arbres du Paradis flanquant le couple Adam et Eve, ou le château dont la silhouette crénelé se découpe derrière le portrait d’un seigneur. Il faut au contraire qu’il ait une présence autonome assez forte pour concurrencer celle du ou des personnages menacés à la limite d’être « avalés » par la paysage où ils ne joueront plus que le rôle modeste d’éléments humains à côté de la faune et de la flore. Dès lors, la présence ou l’absence d’un décor d’arrière-plan prend une signification de vaste portée dont on retrouve l’équivalent en littérature, voire dans les sciences humaines. Car il n’est pas indifférent dans un roman que le héros soit décrit lui-même, abstraction faite de ses origines ou de son milieu, sur fond indifférencié - à diaphragme ouvert - ou au contraire à diaphragme fermé, replacé dans un ensemble socio-historique dont il est solidaire et où il puise sa signification. Si l’on parcourt les grands romanciers français du XIXème siècle - Stendahl, Balzac, Flaubert, Hugo, Maupassant, Zola - on constate que l’ouverture du diaphragme varie de l’un à l’autre et qu’elle a très grossièrement tendance à diminuer. Le personnage présenté par Stendhal sans son milieu ou en contradiction avec ses origines - Julien Sorel - s’y intègre au contraire profondément avec Zola pour n’être plus qu’une des données du milieu social, lequel constitue le véritable sujet de l’étude romanesque. Stendhal : f4 ; Zola : f16.


Michel Tournier, Petites proses, Gallimard, Folio n° 1768, pages 140-142.


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